CALMES IMAGES MOUVANTES
Astrid Wege
Sur les vidéos de Martina Wolf
I. L’eau des fontaines jaillit haut dans le ciel. Elle s’érige quelques secondes en un mur d’eau tremblant puis retombe et se rassemble doucement. Derrière les fontaines se tient une sculpture sur haut socle. Elle montre Lénine en mouvement, la main droite tendue vers l’avant. Durant 28 minutes, la caméra enregistre la danse de l’eau, fait apparaître puis disparaître à nouveau la statue de Lénine derrière le voile d’eau, en un exercice contemplatif prenant la forme d’une image figurant le souvenir et l’oubli.
« Le passé est toujours nouveau », a écrit au début du vingtième siècle l’écrivain italien Italo Svevo. « Il se transforme continuellement, à mesure que la vie progresse. Des morceaux du passé qui semblaient avoir sombré dans l’oubli surgissent à nouveau, d’autres sont à nouveau engloutis parce qu’ils sont de moindre importance. […] Au présent n’agit que la part du passé qui convient au moment actuel, éclairant ou assombrissant ce dernier ». [1] Le passé est (re)construit par les attentes du présent : de là vient le fait qu’ont « inévitablement » lieu, comme le constate Aleida Assmann dans son livre sur les espaces du souvenir, Erinnerungsräume, « un report, une déformation, une défiguration, une transvaluation, un renouvellement de ce dont on se souvient au moment où on se le rappelle ». [2] Le souvenir n’est dès lors jamais objectif. Au contraire, ce dont on se souvient, ainsi que la forme même que prend le souvenir, constituent une forme d’autoassurance de soi – que ce soit pour la personne singulière ou pour la collectivité. Aussi existe-t-il une lutte pour l’identité propre – singulière ou collective – qui détermine quels événements seront incarnés dans cette histoire personnelle ou collective, et quels événements en seront exclus. Dans le cas de la collectivité, cette lutte, particulièrement dans les phases de bouleversement, constitue un indicateur en ce qui concerne le discours politique et social de la communauté. D’un geste large, le Lénine de la sculpture précédemment évoquée affirme ainsi sa place dans le Saint-Pétersbourg postsocialiste. La représentation de Lénine dans la Russie actuelle est omniprésente, comme elle l’était au temps du communisme. Elle est donc bien loin de disparaître. Mais sa présence prend une forme différente de celle qui était la sienne à l’époque aujourd’hui révolue des monuments d’Etat socialistes rassemblés à Moscou dans un parc de sculptures à côté de la nouvelle Galerie Tretiakov. De manière à la fois simple et subtile, le travail vidéo de Martina Wolf intitulé LENIN. Sankt-Petersburg (LÉNINE. Saint-Pétersbourg) [2009] symbolise le fait que la perception, le refoulement ou l’évaluation sont variables et dépendent de la perspective et de l’époque. [3]
Dans une vidéo réalisée la même année par l’artiste, le leader révolutionnaire communiste apparaît littéralement sous un autre éclairage. Dans LENIN. Moskau (LÉNINE. Moscou) [2009], sa statue, située dans la gare de Léningrad à Moscou, resplendit sous la lumière projetée par un grand mur publicitaire vidéo. Le regard de Lénine est orienté vers le mur publicitaire qui n’apparaît pas à l’image, et dont les couleurs éclatantes projetées sur la statue sont celles du monde de la consommation. Ici encore, Martina Wolf se décide pour un solide plan fixe. Elle choisit comme détail une vue de profil sur un fond sombre et indéterminé. En une séquence sans coupure ayant la longueur d’un spot publicitaire, elle enregistre le changement de couleur (du vert au rose puis au lilas) du visage de Lénine. Cette séquence rappelle vaguement les portraits sériels des stars de la pop et d’Hollywood qu’a réalisés Andy Warhol (qui comprennent d’ailleurs des images de Mao et de Lénine), ou encore les essais filmiques de celui-ci. La vidéo de Wolf montre l’icône de la révolution russe à la lumière du nouveau monde de la consommation. Par le médium du film, elle met en quelque sorte cette icône en mouvement. La statue aime à rester immobile, et pourtant son apparition et sa perception se modifient suivant son environnement.
II. Le thème du souvenir et de la culture mémorielle envisagé du point de vue du présent est un topos récurrent du travail de Martina Wolf depuis 2009. Ce thème est étroitement lié à sa recherche sur les structures de la perception et des images. Dans LENIN. Moskau, elle décompose le médium statique de la sculpture en images filmiques et dès lors mouvantes. En même temps, elle contourne les attentes en termes de narration par l’utilisation de la caméra fixe, mais aussi par le renoncement au découpage et au montage. Dans Sturm auf Berlin (Prise d’Assaut à Berlin) [2009-2010], Wolf articule peinture, photographie et vidéo en une sorte d’intertraduction mutuelle des médias les uns dans les autres. Le point de départ de l’installation qui se compose de deux vidéos est Poklonnaja Gora, le musée de la grande guerre patriotique à Moscou, qui constitue le lieu central de la culture mémorielle étatique dans la Russie postcommuniste. Tandis que la décision de sa construction a été prise en 1957, ce musée monumental a ouvert en 1995 pendant l’ère Eltsine. Il est dédié au souvenir de la victoire de l’Armée rouge sur le fascisme et sur l’Allemagne nazie lors de la Deuxième Guerre mondiale. L’historiographie russe qualifie cette dernière de « grande guerre patriotique », en un geste d’héroïsation que Martina Wolf connaît, dans la mesure où elle a grandi dans l’ancienne RDA. Au centre de la vidéo se trouve l’un des six dioramas situés au sous-sol du musée. Celui-ci montre la bataille de Berlin qui mena à la capitulation de la Wehrmacht le 2 mai 1945. L’occupation par l’Armée rouge à partir du 30 avril du bâtiment du Reichstag à Berlin avait et a toujours une force symbolique particulière pour l’historiographie russe. Le diorama est représentatif de ce fait dans la mesure où il figure une scène où, dans le paysage de ruines de Berlin, est remis à deux sous-officiers russes le drapeau qui peu après flottera sur le Reichstag, et ainsi signifiera la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Martina Wolf choisit deux éléments pour traiter son sujet. Au centre de sa première vidéo, elle développe le point de départ de son travail qui consiste dans le fait de donner à voir comment le diorama est perçu aujourd’hui. Caméra fixe, elle filme pendant une séquence continue d’une heure et demie la manière dont les visiteurs (individuellement, en couple, ou, lorsque ce sont des écoliers, en classe entière) entrent dans le champ de l’image comme sur une scène, restent devant le diorama, puis quittent le cadre. Nous trouvons là à la fois un redoublement et une exhibition de la situation du spectateur. C’est en quelque sorte la mise en scène d’une perception au second degré qui prend en charge le regard panoramique du diaporama et qui en même temps thématise le cadre de ce regard. Dans cette observation de l’autre spectateur, on est alors inévitablement, en tant que spectateur, renvoyé à soi-même. Wolf met en partie du son sur les images : les bruits de l’environnement, la présentation faite par une professeure âgée guidant un groupe de jeunes gens dans le musée, ainsi qu’à certains moments un enregistrement radio original dans lequel une voix annonce pathétiquement la capitulation de Berlin. Dans cette première vidéo, Wolf montre cette séquence vidéo en noir et blanc. Le plan introduit de la distance par rapport à ce qui a lieu. Parallèlement, elle utilise le deuxième film pour étudier un détail : la construction filmique se déploie lentement sur une scène de bataille peinte, en proposant différentes vues. Cette vidéo donne à voir le mouvement et le rythme du regard, et construit un moment de suspense. Elle laisse successivement apparaître des éléments de la peinture : les figures de soldats au combat, des morceaux de panzers, le feu qui s’échappe du toit du Reichstag … l’extrême proximité du plan dissout le panorama global pour ne donner à voir que des éléments spécifiques et faire apparaître au premier plan les détails picturaux : tracé du pinceau, coloris, traînée de couleur … la représentation réaliste de la scène se défait en des taches de couleurs et des structures abstraites. Les sensations picturales écartent la référentialité concrète. Au moyen de l’image mouvante, le film de Martina Wolf déconstruit avec grâce l’opposition idéologique, propagée lors de la guerre froide, entre l’abstraction de l’art de l’Ouest et le réalisme socialiste. Le choix du médium, comme le montrent deux autres de ses œuvres, lui permet de traiter de manière ironique le fait que le film était en Union soviétique un instrument de propagande populaire. Dans Tag des Sieges. Moskau, 9. Mai 2009 et Tag des Sieges. Moskau, 9. Mai 2010 (Jour de la Victoire. Moscou) (ces images montrant chacune une image), Wolf figure un immense écran dans l’espace de la ville, plus précisément situé sur une avenue qui mène à la place Rouge. Des extraits de films sur la Deuxième Guerre mondiale scintillent sur l’écran et, comme le diorama du musée Poklonnaja Gora, rappellent les mérites de l’Armée rouge – le jour de l’anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les scènes héroïques du film en noir et blanc contrastent fortement avec les drapeaux aux couleurs joyeuses et avec le quotidien auquel renvoie la rue. [4]
III. Quant à Sturm auf Berlin, elle est autant une analyse de la culturelle mémorielle officielle dans la Russie actuelle, qu’une réflexion sur la relation entre réalisme et abstraction dans les arts, et particulièrement en ce qui concerne la peinture et les images mouvantes. Mais Wolf introduit un autre médium dans le jeu de traduction intermédiale dont relève son œuvre. Elle a en effet enregistré détail par détail le diorama sur Berlin du
musée de Moscou, pour produire à peu près 70 photos, à partir desquelles elle a monté une image digitale de grande taille. Celle-ci constitue le modèle de son film. Le lent mouvement de la caméra prend la forme d’un programme digital. Dans ses œuvres relevant de Wand-Fotografien (photographies murales) réalisées entre 2009 et 2011, l’artiste a aussi utilisé un procédé de montage photographique dans lequel elle rassemble en photomontages de grand format un nombre incalculable de clichés. [5] À l’opposé de ces montages digitaux, l’on trouve dans le centre-ville de Moscou des graffitis peints. C’est là un phénomène esthétique qui s’est accru, et que Wolf a toujours plus souvent constaté lors de ses séjours répétés à Moscou. La ville cherche d’ailleurs à contrecarrer un tel phénomène, même si pour des raisons budgétaires elle ne peut les empêcher. Sans pour autant remettre en l’état les murs, elle fait recouvrir ces messages subculturels de couleurs à l’huile permettant leur disparition. Le résultat de ceci consiste en écritures et en dessins prenant la forme de champs de couleurs de tailles variables et aux teintes nuancées, qui rappellent la peinture abstraite. Les taches de couleur géométriques et irrégulièrement délitées interfèrent avec les formes des graffitis. Mais elles ne peuvent les faire totalement disparaître. À travers ces champs de couleur luisent certains fragments de leurs messages. L’approche artistique de Martina Wolf relève fondamentalement de la tension entre abstraction et réalisme. Dans son œuvre, le lieu de réalisation du travail joue aussi souvent un rôle constitutif, tout comme la réalité sociale et politique qui lui est liée. Faisant preuve d’un grand sens de ce qui fait la spécificité d’un lieu, Wolf transforme des observations réelles et des perceptions en des situations modèles. Elle peut pour cela s’appuyer sur la précision formelle de ses traductions médiales de cette réalité et de ces perceptions. Le détail est décisif pour la composition des images, particulièrement lorsque Wolf travaille en caméra fixe. Le plan est soit rapproché, comme dans LENIN. Moskau, soit plus distancié, comme dans TISCH. Algier (TABLE. Alger) [2009], où avec une grande attention elle filme du quatrième étage un groupe de joueurs de cartes autour d’une table ronde. Le cadrage saisit souvent des éléments de la structure interne de l’image. Le plan séquence ouvrant PRAWDA [2009] montre une station de RER de la banlieue de Moscou vide de toute présence humaine. Ici le quai, la grille de protection, le panneau avec le nom de la station (« Prawda », « vérité », du même nom que le journal russe jadis si important) forment une trame orthogonale. La composition à la fois contraignante, constructiviste et gracieuse est petit à petit animée par des voyageurs qui peuplent le quai. Ils attendent leur train, tandis qu’au premier plan d’autres trains cachent un moment le reste des événements, ou bien ne permettent que des courtes vues de ceux-ci. Des trains s’arrêtent sur le quai d’en face et emmènent des voyageurs. Lors du plan-séquence final, le quai est à nouveau vide.
Dans le même type de composition, l’espace de Bus-Station [2010] s’organise autour de poutrelles métalliques d’un arrêt de bus à Moscou. Celles-ci dédoublent la verticale structurant l’image, tandis que le mur arrière de l’arrêt découpe en diagonale la limite de l’image, et que des feuilles de papier avec des annonces fixées sur le mur flottent doucement, soulevées par un courant d’air. Dans Rote Linie / Krasnaja Linia [2009], Wolf nous introduit à nouveau à un moment de hasard qui brise l’ordre schématique dans le gris d’un ensemble de bâtiments de haute taille à la périphérie de Moscou. Un ruban de tulle rouge se trouve en travers d’un terrain de sport recouvert de neige. Des gens passent devant, certains n’y font pas attention, d’autres semblent s’en émerveiller et franchissent consciemment la « ligne rouge ». Pendant 25 minutes, la caméra enregistre la manière dont le vent agite lentement le ruban. Au début de la vidéo, ce mouvement est parallèle à la limite gauche de l’image. Dans la suite du film, il produit différentes lignes qui semblent être des dessins sur le fond blanc, avant que le vent ne pousse finalement le ruban en dehors de l’image.
IV. Le jeu entre le détail et la structure interne de l’image est encore plus évident dans les Fensterbilder (images-fenêtres) de Martina Wolf. Que ce soit à Francfort-sur-le-Main, à Dresde, dans l’Ohio, à Almaty, à Moscou, ou dans la commune italienne d’Olevano, lieux où l’artiste a séjourné de manière répétée entre 2012 et 2013, la fenêtre est un élément récurrent. En tant que lien entre l’intérieur et l’extérieur, elle est à la fois un motif et un moyen de mise en forme de l’image. Un topos classique concernant la construction de l’image consiste dans le fait de considérer que la fenêtre montre un détail enregistrable du monde. Elle cadre et délimite le regard et est en même temps une réflexion sur la manière dont l’architecture et l’image orientent notre perception. Alors que pour Leon Battista Alberti la fenêtre constituait une métaphore de la peinture moderne et relevait d’une structure de l’espace définie en terme de perspective centrale, Wolf réussit dans ses vidéos et ses photographies travaillant à partir du motif de la fenêtre à construire des espaces complexes et pluriperspectifs. Les vues sur le paysage urbain et sur les architectures réelles interfèrent avec leurs représentations en miroir dans des fenêtres ouvertes depuis un intérieur dans lequel est positionnée la caméra. Ces vues se croisent en une structure spatiale troublante qui se modifie continuellement. Grâce au mouvement lent d’un battant de fenêtre, comme dans ALMATY_haus [2008], d’autres détails de l’architecture de l’environnement apparaissent toujours dans le reflet. Dans Frankfurter Fenster [2009], le panorama urbain de Francfort se glisse doucement dans l’image. La caméra est calmement fixe, et pourtant la séquence se déploie comme en un long travelling. Les distorsions et les redoublements de la réflexion, comme le lent flux des images, provoquent un état de suspens. Le passage permanent entre apparition et disparition, opacité et transparence, fait naître un moment de tension narrative, sans pourtant que l’image construise une action véritable.
Dans plusieurs vidéos, Wolf utilise comme éléments supplémentaires de la composition de l’image des stores vénitiens qui cachent et permettent successivement la vue. Dans Sichtblende I et Hausaufbau VII [toutes les deux réalisées en 2006, à Francfort-sur-le-Main], les stores automatiques, tel un diaphragme d’appareil photographique, régulent la quantité de lumière et d’« espace externe » apparaissant dans l’image. L’analogie entre store, diaphragme et caractéristiques techniques de l’image-vidéo n’est bien sûr pas ici un hasard. Dans Ausblick Columbus / Ohio I und II [2007], la structure horizontale de la fenêtre complètement cachée par un store fermé fait écho à celle, linéaire, de la vidéo. Toujours en ce sens, la lente ouverture lors de la scène du début rappelle un scintillement d’écran – un effet qui normalement serait évité. Ici pourtant la « perturbation de l’image », consistant en une ouverture et en une fermeture du store, fait symboliquement apparaître comment, dans un premier temps, la réalité spatiale est, par le médium vidéo, convertie en deux dimensions ; et comment, dans un deuxième temps, les yeux produisent à partir de là l’illusion de la profondeur. La vue sur le monde est médiatisée, elle n’est expérimentable que par la trame d’un regard qui à la fois précède la réalité trouvée, ainsi que structure et ordonne celle-ci.
L’organisation spatiale entrecroisée des images de Martina Wolf est structurée en termes d’interférence et de spécularité. Ces images agissent par leur abstraction et par leur distanciation. Elles s’extraient de leur environnement réel, tout en restant concrètes. Ainsi le spectateur reconnaît-il des détails de la « skyline » de Francfort ; perçoit-il la structure en termes de quadrillages des grandes villes américaines ; suppose-t-il que l’imposant Plattenbau (ces barres de béton typiques de la RDA) exprime par ses détails et son ornementation une proximité avec l’ancienne Union soviétique. Même si dans leur focalisation sur l’objet filmé ces vidéos relèvent presque d’une véritable obsession pour celui-ci, elles conservent en même temps une distance. Séjournant souvent à l’étranger, Martina Wolf produit des œuvres qui provoquent un sentiment d’étrangeté. Celui-ci amène le spectateur à la conscience du fait que le quotidien et sa répétition reposent en dernier recours sur une sorte d’accord qui s’est construit dans le temps. En tant qu’observatrice, Wolf adopte un point de vue extérieur aux événements et se situe en même temps au sein de ceux-ci, du moins lorsqu’elle travaille dans un espace ouvert. En tant qu’artiste, sa position exprime en quelque sorte la fonction hybride de la fenêtre qui signale et produit des espaces définis de manière spécifique. En définissant des cadres et des limites, et en portant à la conscience leurs présupposés, elle offre à la réalité trouvée une scène sur laquelle apparaissent les rituels du quotidien et leur caractère éphémère.
V. Ici le temps joue un rôle central. Les vidéos de Martina Wolf sont le plus souvent sans sons et ouvrent véritablement à une décélération radicale de la perception. Pour cela, Wolf contourne consciemment les conventions filmiques, comme le travelling, le découpage et le fondu enchaîné. Elle travaille en général avec caméra fixe. De manière consciente, des éléments choisis ou liés au hasard, relevant des détails utilisés dans la composition, produisent le mouvement : ce peuvent être l’eau d’une fontaine, des reflets lumineux sur une statue ou sur des passants qui attendent un train. Le plus souvent, les films sont composés d’un seul long plan-séquence sans découpage. Wolf travaille souvent sur des séries, s’approchant de son objet à partir de plusieurs plans. Spielfeld (Aire de jeux) [2009] est exemplaire de cette manière de procéder. Sur la durée d’une année, Wolf a filmé depuis son ancienne fenêtre dans un lotissement dans la banlieue de Moscou. Elle choisit les mêmes détails relevant des mêmes plans. Le film montre un terrain de sport avec un espace de jeux. Derrière ceux-ci se trouvent une école, une barre d’immeubles ainsi qu’une rangée d’arbres. Ici encore sont articulés une vue réelle et un reflet dans une vitre. La charnière devient couture. La réalité et l’illusion s’affrontent. Le cadre de la fenêtre redouble le cadrage de la vidéo, l’intérieur de l’image se structure, du fait de deux arbres, parallèlement à la verticale du cadre de la fenêtre. Ce cadre qui reste toujours le même se concentre sur l’attention aux variations et aux modifications dans le champ de l’image lors de la durée de l’enregistrement : le changement de lumière et d’ombre, le bourgeonnement des arbres après que la neige a fondu, la modification des lumières et du feuillage (depuis le vert tendre du printemps jusqu’au jaune et au brun de l’automne, en passant par le vert sombre de l’été), les habits des passants. Le mouvement des battants de la fenêtre structure l’advenue des événements réels vus par la fenêtre : des adultes traversent la place lors de leurs trajets quotidiens, des jeunes gens font du sport, des mères jouent avec leurs enfants, des oiseaux battent des ailes entre les cimes des arbres. Martina Wolf transforme la fenêtre en un appareil optique
pouvant faire apparaître, quoiqu’il se déroule devant elle, des moments narratifs surprenants qui provoquent une étonnante tension. Suivant l’angle, l’espace réel et reflété devient grand ou étroit, un espace noir se déploie lors de la lente fermeture de la fenêtre, comme un assombrissement dans l’image, ou bien à l’inverse c’est l’image qui devient totalement aveugle du fait de la lumière. Wolf varie les mouvements des battants de fenêtres. Elle développe la dramaturgie des séquences à partir de la relation entre des événements liés au hasard et leur mise en scène par les mouvements des battants. À cette occasion, adviennent aussi des sauts ou des reports dans le temps. Suivant les cas (que les gens entrent dans le champ de l’image par la droite ou par la gauche), le reflet anticipe leur apparition ou bien les reproduit, produisant une trace de leur passage. Différents niveaux temporels, déplacés pour un court moment, interfèrent les uns avec les autres. Dans la répétition et dans la variation des événements, l’écoulement du temps devient visible – et la vision consciente.
VI. Dans la manière de procéder de Martina Wolf, calme fixité et mouvement, mais aussi variation, modification et durée, sont des moyens élémentaires. Cela vaut aussi pour son ensemble d’œuvres le plus récent, datant de 2012/2013. Le théâtre de ce travail est une école abandonnée dans la petite commune de Olevano dans le Latium, située sur un versant du Mont Celeste. L’on trouve là une vue d’ensemble sur le paysage vallonné qui, à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, constitue le classique motif nostalgique de nombreux peintres du Nord de l’Europe, parmi lesquels se trouvaient le cercle des Deutschrömer. Martina Wolf choisit ici à nouveau le motif de la fenêtre. Par ses contre-fiches noires structurées en des éléments carrés, comme par le bleu clair du store situé dans le carré le plus haut, la fenêtre rappelle les compositions de Piet Mondrian. Cette structure rationnelle est brisée par l’arc constitué de la façade derrière la fenêtre, ainsi que du charmant paysage. Dans ce dernier, la chaîne de montagne, en une perspective aérienne, se perd dans la brume. Wolf filme et photographie toutes les fenêtres de l’école, dont les stores en lambeaux et les cadres dégradés expriment la désolation. Le temps se manifeste ici en une esthétique du délabrement.
Le mouvement est encore une fois minimisé et reste limité au hasard. Celui-ci advient dans le champ de l’image lors de l’enregistrement, que ce soit dans l’espace intérieur ou dans le détail du paysage auquel ouvre la fenêtre : des volets roulants pendant dans les courants d’air, ou des voitures qui gravissent la montagne. Wolf donne à voir la fenêtre lors de changements de lumière et de météo. Dans certains enregistrements, des parties de fenêtre sont couvertes d’une buée qui construit de petits filets d’eau picturaux. Le paysage disparaît en partie derrière un voile et se dérobe à la perception. Cet effet rappelle d’ailleurs deux séries de photographies de 2004. Ici, par l’effacement de ce qui permet la vue, et par la Übermalung (surpeinture), Martina Wolf obstrue la vue sur le paysage urbain de Francfort. Elle peint totalement ou en partie la fenêtre, en ne laissant que des petits éléments de vue sur la ville. Ainsi modifie-t-elle radicalement la perception de celle-ci. Dans ses travaux à Olevano, Wolf introduit aussi des variations et des modifications à ce qu’offre l’environnement. Parfois la vue par la fenêtre est obstruée, parfois c’est la partie droite de celle-ci qui est ouverte, ou bien la partie gauche. Toutes les dix secondes, Wolf photographie ces différentes constellations dans un laps de temps défini, afin de produire une suite d’images fixes, dont elle fait ensuite un montage filmique. Images fixes en mouvement. Le sens esthétique anime le concept. Le temps pluvieux fait sombrer dans la brume l’ancien paysage idéal, révélant symboliquement ce qui a été oublié, tandis que le soleil le fait à nouveau apparaître. Cela nous montre que ce que nous percevons dépend de conditions concrètes, de la perspective adoptée, du médium utilisé, ou du contexte. Dans l’œuvre de Martina Wolf, ces réflexions ayant une dimension politique prennent une forme relevant d’un véritable plaisir sensible et intellectuel.
Notes
[1] Italo Svevo, cité d’après Aleida Assmann: Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses », Munich, 1999, p. 17.
[2] Idem, p. 29.
[3] Il existe deux autres versions de LENIN [Saint-Pétersbourg, 2009], filmées depuis l’arrière des fontaines. Dans l’une, l’eau jaillit vers les hauteurs. La statue reste de manière continue à l’image, pendant qu’un ballon rouge se meut sur l’eau. Dans l’autre, une femme nettoie la place pendant que la fontaine est hors-service. C’est là une réminiscence d’une caricature de 1920 dans lequelle Lénine balaie des monarques et des capitalistes hors du globe terrestre.
[4] L’ambivalence des monuments officiels est aussi le thème d’un travail que Wolf a réalisé lors de son passage en Dubrovnik en 2011. Cette œuvre consiste en un cube avec des projections lumineuses à partir de diodes électroluminescentes (DEL). Au centre de ce travail se trouve le monument de 2008 aux « défenseurs de Dubrovnik » lors de la Guerre des Balkans des années 1990. Ce monument est une hommage à l’Ode à la liberté, populaire à Dubrovnik. Les projections montrent une suite d’images abstraites figurant la mer, avec le drapeau de Dubrovnik. Un autocollant anonyme sur le monument promeut le soutien à Ante Gotovina. Celui-ci a été condamné comme « criminel de guerre » en première instance par le Tribunal pénal international pour l‘ex-Yougoslavie de La Haye, puis déclaré non coupable en seconde instance en 2012.
[5] Dans une photosérie de 2011, Wolf varie ce procédé. Elle découpe une image composée de nombreux enregistrements digitaux en 15 morceaux, et présente ceux-ci en série. Le sujet de l’œuvre consiste en une fenêtre endommagée du club de football croate dans la ville bosno-croate de Mostar. Il ne peut qu’être imaginé par le spectateur. La construction de l’image tend vers l’abstraction et invite à une plus grande attention aux détails : les arêtes pointues des vitres brisées, les vues sur l’architecture, les reflets des grafitis sur les murs d’un bâtiment …
Astrid Wege
CALMES IMAGES MOUVANTES.
Sur les vidéos de Martina Wolf
Catalogue: Martina Wolf. Works 2000–2014.
Verlag für moderne Kunst. Nürnberg. 2014